Expérimentation de n’importe qui

Expérimentation de n’importe qui
Erna Banovac, Divna Jovanović, Krsto Škanata

Une proposition de Ivana Momčilović

Le programme Expérimentation de n’importe qui – Film expérimental yougoslave et post-yougoslave (1958-aujourd’hui) nous aura permis de découvrir au total 20 films réalisés entre 1958 et 2012, soigneusement sélectionnées par la dramaturge Ivana Momčilovic. Ce programme, présenté entre septembre 2020 et avril 2021, a construit un passé de la Yougoslavie parallèle, enregistré pour toujours sur des bandes de film. Contrairement au passé historique du pays, qui est figé dans le temps par un objectivisme froid et académique, le cinéma amateur yougoslave ne cesse d’évoluer et de se construire à travers la chaque cadre du cinéma amateur redécouvert et subjectif.

Les films de Erna Banovac, Divna Jovanović, Krsto Škanata sont accessibles indéfiniment sur le 5e étage.

 

Erna (~1963) de Erna Banovac.
8mm transféré sur le support digital (2011), blanc-noir. Production Kino Klub Beograd, SFR Yugoslavie Avec: Erna Banovac, Dragan Kresoja. Son: Zoran Uzelac Musique: Zoran Simjanović.

Les films d’Erna Banovac ayant été perdus, il n’existe aujourd’hui que Erna, sans doute dans une version abrégée. Après ce dernier, Banovac s’essaye au montage puis quitte pour toujours le monde du cinéma. Toutefois, ce film amateur, conçu à l’âge de 17 ou 18 ans de Erna, constitue un chef-d’œuvre qui, sous forme de manifeste poétique, aborde les dangers écologiques et sociaux qui apparaissent dans les années 1960. Les jump-cut (ou coupe sautée) permettent d’alterner entre des images de catastrophes naturelles, tsunamis, fonte de glaciers ou forêts coupées (toutes issues de found footage), et des plans de foules faisant la queue devant les magasins (très probablement filmées aux pays du bloc de l’Est de l’époque). S’en suit une masse non identifiée de soldats, ainsi que des gens qui se précipitent quelque part, probablement dans un acte de rébellion. Entre ces plans, les regards subjectif et objectif d’une fille et d’un garçon (Erna et l’acteur/ réalisateur Dragan Kresoja) amplifiés par une musique d’alerte. Suggérant une sorte d’auto-fiction ou d’autoportrait conscient, entre « L’autoportrait du désespéré » de Courbet et les autoportraits de Dürer, ces regards semblent analyser avec anxiété le passé et le futur du monde qui les entoure. En voyant son film après plus de 50 ans, Erna déclare : « On a coupé les branches aux oiseaux, la vie des gens a été coupée par les guerres, un jeune homme et une fille restent et ne savent pas où aller, avec eux un oiseau laissé seul ». Les plans finaux du film suivent en effet un corbeau solitaire tout comme le lancement d’une fusée en orbite. Des plans qui questionnent de manière inquiétante sur le sens de l’expansion de l’homme dans l’Univers alors que la Terre quant à elle semble abandonnée à ses problèmes. Près de 60 ans plus tard, le geste d’avertissement poétique qu’est Erna est plus pertinent que jamais. La puissance de ce message cristallin, venant d’une femme cinéaste amateure, se ressent aujourd’hui comme un regard posé sur nous. Un regard qui nous observe toujours et nous gêne, tant il a anticipé les films récents abordant les enjeux environnementaux et climatiques.

Miroslav Bata Petrović, cinéaste amateur devenu réalisateur, a retrouvé Erna en 2017 à Belgrade, et après 50 ans, lui a montré son propre court métrage (daté provisoirement en 1963 et numérisé en 2011 par le professeur de montage d’Erna, Marko Babac). C’est d’ailleurs le seul indice concernant l’année de réalisation du film Erna. Dans le film de Bata Petrović, nous apprenons que l’inscription d’une femme au Kino Klub Belgrade n’était pas chose courante, que l’examen d’entrée était complexe, et que les hommes ont d’abord ri à l’idée qu’une fille s’empare d’une caméra. Ils lui conseillent notamment de faire “un film sur les nudistes du lac de Belgrade” – ce qu’elle a fait et lui aura valu 1 kilo de citrons comme prix “pour le pire film de l’année”. Encouragée par cette expérience négative, mais forte de la volonté de montrer le côté féminin de l’histoire, elle réalise le film Erna, qui en 1965 ou 1966 remporte le Grand Prix du Festival de Pančevo (SFR Yougoslavie). Si la carte de membre d’Erna montre qu’elle était membre de la première catégorie du cinéclub de Belgrade depuis juillet 1964, l’année exacte de la création du film (1963/64/65) reste floue, tout comme la version originale du film. Cependant, le manifeste cinétique de poésie visuelle d’Erna connaît un meilleur sort que les débuts de Tressie Souders, la première réalisatrice afro-américaine et son unique film A Woman’s Mistake (1922). Elle passera en effet le reste de sa vie en tant qu’aide-ménagère et son film restera à jamais inconnu (il n’est connu que par les écrits de la communauté afro-américaine de cette période). La liberté qu’inspire les efforts d’Erna, rappelle la liberté du cinéma amateur d’une Maya Deren (protagoniste de ses propres expérimentations cinétiques), mais aussi à l’activisme visuel de la photographe contemporaine sud-africaine Zanele Muholi, qui parle de la position des femmes et du monde qui l’entoure et qui était le sujet d’une série d’autoportraits. Pour conclure cet hommage à Erna, nous pouvons relever que le ciné-club amateur représentait pour Erna et tant d’autres femmes et hommes, ce que Virginia Woolf décrit dans « Une chambre à soi », c’est-à-dire un lieu pour produire la fiction nécessaire, dans la réalité du monde autour du quel « la fiction ressemble à une toile d’araignée, qui pour être attachée de façon très fine est tout de même attachée à la vie par les quatre coins ».

 

Divna Jovanović (1939-1991), Transformation (Preobražaj),  SFR Yugoslavie, 1973, color, 3′
Dans Transformation, l’héritage poétique de la costumière Divna Jovanović est complété par des interventions expérimentales effectuées directement sur le film sous forme de grattage du celluloïd (rotoscopie), de coloration ou encore d’incrustation de messages secrets de ses films précédents (1960 et 1963). La transformation magistrale, au début du film, du drapeau yougoslave qui devient en drapeau communiste et prolétarien (avec une étoile prolétarienne), puis qui se transforme finalement en drapeau rouge d’amour (un cœur apparaît au lieu d’une étoile à cinq branches), laisse transparaître un message de métamorphose nécessaire, des attributs nationaux et étatiques vers la société du futur : celle du communisme générique. Les cœurs gribouillés omniprésents de Divna Jovanović, qui varient entre les dessins enfantins des premiers amours et l’emblème « officiel » du drapeau rouge historique du prolétariat, ramènent les symboles du communisme à « l’utopie » initiale – l’idée d’une société d’égalité, qui porte un message de paix et d’amour ultime. L’amour – représenté à travers le symbole des premiers amours et des cœurs maladroitement dessinés – semble être aussi perçu par Divna Jovanović dans un sens plus générique : représentant les fonctions vitales de l’organe musculaire qui souffle la vie des hommes sur Terre, grâce à un rythme harmonisé de contractions et l’injection d’oxygène de première nécessité. Tous ces sujets, de l’écologie au réexamen du rôle des femmes dans l’institution du mariage (et de la mariée), rendent le serment poético-politique de Divna Jovanović plus pertinent que jamais.

Krsto Škanata
Premier cas: l’homme
SFRJ, (Dunav Film) 1964, format numérique (origine 35 mm), 13, 33 ‘, (avec sous-titres anglais)

En 1967, Willard Van Dyke, ancien directeur du département cinéma du MOMA, choisit Krsto Škanata, parmi d’autres réalisateurs, comme représentant de L’école du film documentaire belgradoise, pour la rétrospective des courts métrages yougoslaves au MOMA. Malgré le fait que Škanata, à l’époque amateur travaillant pour la maison nationale de production cinématographique réalisant des films éducatifs et des poèmes cinématographiques (55 au total) et apprécié par Jonas Mekas, par les critiques des Cahiers du cinéma ainsi que des documentaristes italiens. Il est aujourd’hui l’un des réalisateurs les plus oubliés de l’époque oubliée. Louis Marcorelles, collaborateur des Cahiers du Cinéma et partisan du « cinéma-vérité » et du « cinéma-direct », le comparait aux célèbres documentaristes Jean Rouche et Richard Leacock[11]. Škanata était à l’époque perçu comme l’auteur le plus poétique et le plus marquant de l’école du film documentaire belgradoise, définie ainsi en 1966, à La Mostra Internazionale del Cinema Libero di Porretta Terme. Les poèmes polyphoniques de Škanata, dans lesquels il cherche les failles du projet socialiste en construisant des poches poétiques de reconfiguration de l’inégalité, plutôt qu’une plate-forme dissidente de critique futile, utilisent la méthode de l’ouverture de l’espace pour signaler un problème, corriger une erreur, ouvrir le débat. Sa position pourrait trouver un contrepoint dans l’œuvre d’Alexandre Medvedkin, réalisateur soviétique oublié ou redécouvert « par hasard » par Chris Marker 30 ans plus tard à partir de son chef-d’œuvre « Bonheur ». Comme Medvedkin dans le ciné-train, Škanata a parcouru la Yougoslavie à l’aide d’une caméra pour enregistrer les failles de la réalité communiste kaléidoscopique qui restait à imaginer et à construire.

Dans le film Premier cas : l’homme, nous observons les trois exemples d’aliénation de la bureaucratie d’État envers un individu, parmi lesquels les mineurs de la mine istrienne « Raša » qui, à « l’assemblée générale des travailleurs », interviennent en suspendant la décision bureaucratique de l’équipe dirigeante de ne pas accorder à un mineur blessé une prothèse du bras qu’il a perdu au fond de la mine. Il s’agit d’une critique ouverte de l’émergence dans la société yougoslave de l’inhumanité et de l’arbitraire, dont les auteurs se retranchent souvent derrière le mécanisme d’une hiérarchie non abolie. Dans ce film, comme dans toute l’œuvre, Škanata s’intéresse au « côté bestial de l’arrogance bureaucratique »[12], mais aussi à son contraire incarné par la beauté de l’homme et son courage pour surmonter les difficultés et combattre l’injustice par une rébellion collective (grève, assemblée des travailleurs, assemblée collective) et une justice co(smic)-mmuniste. Pour cela, il utilise des techniques et langages cinématographiques spécifiques, créant la polyphonie du sujet collectif derrière la caméra face à la construction du nouveau collectif émergent – les spectateurs émancipés, de l’autre côté de la caméra et dans les salles de cinéma.[13] Par sa justice poétique spécifique et ses méthodes d’entrelacement poétique et politique, on peut constater que Škanata est le constructeur d’un genre documentaire expérimental et à ce titre, un auteur précieux dont les poèmes cinématographiques oubliés méritent d’être dévoilés, même le temps fugace d’une projection.