Contre Nature
Un texte de Bernardo José de Souza sur le film República de Luiz Roque
Une longue-vue oriente sa lentille inquisitrice vers un souvenir fantasmagorique projetant constamment ses ombres sur le futur : un carrousel de fantômes, d’images intérieures qui prennent forme à travers un judas, permettant un regard sur des inconnus – des aperçus du passé et du présent, un tourbillon de peur et désir. Un pied sur terre, l’autre naviguant sur l’Atlantique, rebondissant entre Brésil et Europe (et Afrique, sur une note ancestrale sous-jacente).
República, le nouveau film de Luiz Roque, commence sa boucle instable sur un plan fixe de la courbe sinueuse de l’Edifício Racy, bâtiment moderniste conçu par l’architecte Aron Kogan, lui-même responsable de quelques gratte-ciels parmi les plus emblématiques du centre-ville de São Paulo, cette ville brutale à l’instar de ses caractéristiques cosmopolites à la fois douteuses et somptueuses. Ce semi-documentaire explore la nature de l’intimité et du désir à une époque où les identités sont fragmentées, où le sexe est devenu non seulement une expression du plaisir mais aussi un objet et un artifice politiques : une arme en quelque sorte, exposée au regard du public.
Vanité pure, force de travail, pur vice ou mort implacable, aussi réelle et périssable que la nature humaine, le corps a acquis une centralité sans précédent dans le débat public actuel, à la fois en raison de la marchandisation de l’économie tirée par le sexe et l’argent et d’une agora brûlante sous le feu politique subversif du genre et de la race. Sans oublier les risques de VIH et autres MST, et encore moins la COVID. La fragilité du corps a été exposée en tant que malaise culturel, signe le plus visible de siècles de colonialisme et d’esclavage, ainsi que d’efforts patriarcaux, oligarchiques et homo/transphobes contre lesdites « franges » de la société, qui sont, en fait, son véritable cœur vibrant et palpitant, bien que souvent rejeté comme un « membre fantôme ».
Alors que les gouvernements du monde entier continuent de fermer les yeux sur leur héritage colonial en refusant de répondre vigoureusement à cet héritage maudit pourtant de plus en plus manifeste, la démolition de statues publiques (cadavres de gouvernants mal intentionnés) est devenue la démonstration la plus efficace et la plus ardente de l’action politique aujourd’hui, à ne pas sous-estimer, aussi superficielle qu’elle puisse paraître. Portant tour à tour un individualisme dissonant et une conscience historique collective, República met en scène un défilé de sculptures, de corps, de dieux et de monstres qui émergent soit de la sphère publique, soit du monde personnel de son personnage pivot : Marcinha do Corintho.
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Le voyeur derrière la caméra regarde un homme robuste appuyé nu contre ce qui de loin ressemble à un piédestal (en réalité, juste un ornement d’un pont néoclassique du centre-ville historique de São Paulo). Il apparaît comme un remplacement (queer) de ce qui aurait été le buste d’un ploutocrate avant sa démolition lors d’une manifestation publique.
L’œil scrutateur zoome, et nous permet de lire l’inscription paradoxale « Fast Life » tatouée sur la poitrine velue du racoleur moustachu flottant sur la place República la nuit. Il n’est pas seul, comme le montre la caméra par un mouvement de balayage autour du champ. D’autres fractions de corps apparaissent : des membres luisant sous la pluie, comme des morceaux de corps en plastique clignotant sous nos yeux, transformant leurs formes en un paysage de pierre, bien que tropical.
Le type glisse autour de la place comme s’il était exposé sur un mécanisme, un tapis roulant ou un dispositif lui permettant d’attraper rapidement sa proie : le spectateur. La caméra capture alors un autre fragment de son corps, sa bite absente, volume escamoté derrière une tenue en caoutchouc beige, de la même couleur que la peau de son cou, et autour de laquelle on peut lire comme incisé au couteau : « Béni soit ce désordre ».
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La figure centrale de República, un buste de diva transsexuelle tournant dans le sens des aiguilles d’une montre, orné de gros bijoux, présente l’effondrement du sexe comme recours ultime dans les conditions de vie torrides de l’Équateur – par opposition aux douces chutes de neige d’une Europe éloignée, dont elle se souvient lorsqu’elle était, à son zénith, showgirl à Milan. L’âge d’or d’hier semble s’être estompé sous la fatalité de l’effondrement manifeste aujourd’hui de toute poursuite d’un avenir romantique – un Brancusi* brûle reflété dans une paire de lunettes de soleil, comme s’il indiquait : le monde ne sera plus jamais le même. Poussière, tu retourneras.
Et comme la promesse de trouver la rédemption dans le sexe s’est avérée insupportable, et vouée à disparaître – même si c’est par l’effet des médicaments – l’administration de doses quotidiennes d’hormones devient un antidote opportun à la douleur ; la castration sexuelle brutalement orchestrée pour la liberté individuelle. Selon notre anti-héroïne, Androcur (médicament dont le nom pourrait être vaguement traduit par le remède contre la virilité, selon le sens du suffixe grec) l’a finalement sauvée de la malédiction du sexe.
Dans une société où le sexe est généralement perçu comme le plaisir ultime – et même comme un attribut à traiter publiquement via une myriade de réseaux sociaux – pour Marcinha do Corintho, au contraire, il est devenu une sorte d’obligation, un fardeau beaucoup trop lourd pour être considéré comme une source d’épanouissement rédempteur.
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Dans República, la construction du sexe est examinée de près, de même que les notions de virilité dans une société phallocentrique animée par la violence, la domination et les idéaux axiomatiques de bien-être, de résilience et d’autosuffisance. Dans la séquence de block-images se déployant dans le film, créatures quasi-totémiques et mythologiques apparaissant et disparaissant sous nos yeux, se dressent toutes en guerriers, inadaptés, marins dans des eaux troubles trompeusement calmes.
Néanmoins, un profond sentiment de bienveillance imprègne l’ensemble : un regard doux émane de la caméra, caressant les personnages comme pour préserver leur existence sous la lumière impétueuse et abrasive de notre époque. Contrairement à la rebutante perception des inconnus, rien n’est vraiment ce qu’il semble être. Une âme tendre se cache sous le voile blanc du crachat visqueux tombant hors cadre de la bouche de notre malicieux racoleur, à la manière, en quelque sorte, de Jean Genet dans son Journal d’un voleur.
República a été en partie filmé à Brest, le port de France où Querelle (un autre personnage de Genet) prend vie : marin, voleur, homosexuel, criminel, bandit passionné parcourant les mers. Il s’agit d’un film sur les parias, une digression dans le temps perdu, une réflexion sur les liens coloniaux entre l’Ancien et le Nouveau Monde qui prospèrent encore des deux côtés de l’Atlantique. Il s’agit d’un paradis à ne jamais trouver, d’une bien-aimée fantasmagorie et d’une quête sans fin de liberté.
Bless this mess!
Béni soit ce désordre !
* Le plan de Brancusi a été extrait du film Rio de Luiz Roque, sur l’incendie qui a frappé le musée d’Art moderne de Rio de Janeiro, à la fin des années 1970, détruisant une partie importante de sa collection. Le tableau en question est resté intact. Ici, l’image fonctionne comme une sorte de brève apparition, une référence à un chapitre antérieur de la filmographie de Roque.